17 juin – Héritage
Comme promis, je me suis tenu à l’écart de Ravenwood. Le lendemain, j’ignorais où était Lena et quelle destination elle avait choisie. Je me suis demandé si John et Ridley étaient avec elle.
La seule chose que je savais, c’est qu’elle avait attendu de pouvoir prendre en charge son destin, de trouver une façon de s’Appeler en dépit de la malédiction. Ce n’était pas moi qui allais lui mettre des bâtons dans les roues maintenant. D’ailleurs, ainsi qu’elle l’avait souligné, elle m’en empêcherait. Bref, j’étais abandonné à mon seul destin personnel : rester au lit toute la journée en pleurant sur mon sort. Avec quelques BD, n’importe quoi pourvu qu’il ne s’agisse pas d’Aquaman.
Malheureusement, Gatlin en a décidé autrement.
Les comices équivalaient à une journée de concours de beauté et de pâtisserie suivie d’une soirée de pelotage si vous aviez de la veine. La Toussaint, en revanche, était une tout autre affaire de tradition à Gatlin. Au lieu de traîner à la foire en short et en tongs, tous les habitants de la ville se mettaient sur leur trente et un et se rendaient au cimetière afin de rendre hommage à leurs défunts, et à ceux des autres par la même occasion. Que la Toussaint soit une fête catholique censée se dérouler en novembre n’avait aucune espèce d’importance. Chez nous, nous faisions comme bon nous semblait et nous nous étions approprié l’événement, le transformant en prétexte pour nous souvenir, culpabiliser et rivaliser quant au nombre et à la taille des fleurs et des angelots en plastique que nous entassions au pied des stèles de nos ancêtres.
Personne ne manquait la Toussaint ; baptistes et méthodistes rappliquaient, de même qu’évangélistes et pentecôtistes. Les deux seuls à ne pas monter au cimetière étaient Amma, qui passait la journée sur les tombes des siens, chez elle à Wader’s Creek, et Macon Ravenwood. Ces deux-là avaient-ils déjà célébré cette fête ensemble dans les marécages en compagnie des Grands ? J’en doutais. Ni Macon ni les Grands ne devaient apprécier les fleurs artificielles, à mon avis.
Et les Enchanteurs ? Avaient-ils leur propre version de cette commémoration ? Lena, où qu’elle soit, éprouvait-elle des émotions identiques aux miennes en ce moment ? De celles qui vous donnent envie de retourner au lit et de vous y cacher jusqu’au soir ? L’année précédente, j’avais séché la corvée. Il était encore trop tôt. Celles d’avant, j’avais été obligé de présenter mes respects à des Wate que je n’avais jamais connus ou dont je me souvenais à peine.
Aujourd’hui cependant, j’allais me recueillir sur la tombe de quelqu’un à qui je pensais quotidiennement. Ma mère.
Amma était dans la cuisine, vêtue de son beau corsage blanc, celui au col de dentelle, et de sa longue jupe bleue. Elle agrippait un de ces minuscules réticules de vieille dame.
— Tu ferais mieux de te mettre en route pour aller chercher tes tantes, m’a-t-elle dit en rectifiant mon nœud de cravate. Tu sais à quel point elles s’agitent quand tu es en retard.
— Oui, madame.
J’ai attrapé les clés de la voiture familiale sur le plan de travail. J’avais déposé mon père une heure plus tôt aux portes de Son Jardin du Repos Éternel. Il avait tenu à passer un moment seul avec ma mère.
— Une minute !
Je me suis arrêté net. Je n’avais pas envie qu’Amma croise mon regard. Je n’étais pas en état de parler de Lena et je ne voulais surtout pas qu’elle essaie de me tirer les vers du nez à ce sujet. Elle a farfouillé dans son sac et en a retiré un objet que je n’ai pas réussi à voir. Ouvrant ma main, elle a déposé une chaînette dans ma paume. Fine, en or, elle était ornée d’un médaillon en forme d’oisillon. Bien que beaucoup plus petit que ceux qui avaient été jetés sur le cercueil de Macon, je l’ai aussitôt identifié.
— Un moineau pour ta maman.
Les yeux d’Amma luisaient comme la route après une averse.
— Pour les Enchanteurs, il symbolise la liberté, mais pour les Diaphanes, il est l’assurance d’un trajet sans danger. Les moineaux sont intelligents. Ils ont beau voler très loin, ils retrouvent toujours le chemin de la maison.
— Je ne crois pas que ma mère aura l’occasion d’entreprendre de nouveaux voyages, ai-je répondu, la gorge serrée.
Amma a sèchement refermé son sac.
— Il n’y a rien dont tu ne sois pas drôlement sûr, hein, Ethan Wate ? m’a-t-elle rembarré.
Lorsque je me suis garé dans l’allée de gravier des Sœurs et que j’ai ouvert la portière, Lucille s’est assise sur le siège passager au lieu de sauter dehors. Elle avait reconnu les lieux et savait pertinemment qu’elle en avait été bannie. À force de cajoleries, j’ai réussi à la faire sortir, mais elle a refusé d’avancer au-delà de la frontière séparant le ciment du trottoir et l’herbe du jardin.
Thelma s’est encadrée sur le seuil avant que j’aie eu le temps de frapper. Elle a aussitôt fixé la chatte en croisant les bras.
— Salut, Lucille.
Cette dernière s’est léché une patte d’un air paresseux avant de renifler sa queue. Un véritable camouflet infligé à Thelma.
— Tu es passée m’annoncer que les petits pains d’Amma sont meilleurs que les miens ?
Lucille était le seul greffier de ma connaissance à manger du pain mouillé de sauce au lieu de nourriture pour chat. Elle a miaulé, comme si elle aurait justement eu beaucoup à dire sur le sujet. Thelma s’est tournée vers moi.
— Bonjour, beau gosse. Je t’ai entendu arriver.
Elle m’a embrassé d’un de ses baisers qui laissaient toujours sur ma joue des marques rose vif et quasi indélébiles, malgré mes innombrables tentatives pour les effacer d’une main moite.
— Ça va ? a-t-elle ajouté.
Tout le monde savait à quel point cette journée n’allait pas être facile pour moi.
— Oui, oui. Les Sœurs sont prêtes ?
— Ces trois filles ont-elles été prêtes un jour dans leur vie ? a-t-elle riposté, un poing sur la hanche.
Thelma appelait toujours les Sœurs les « filles », bien qu’elles soient plus âgées qu’elle, et ce deux fois plutôt qu’une.
— C’est-y toi, Ethan ? a crié une voix depuis le salon. Viens un peu par ici. On a besoin de toi pour que’que chose.
Il pouvait s’agir de n’importe quoi, de fabriquer des plâtres à l’aide de papier prélevé au Stars and Stripes pour une famille de ratons laveurs jusqu’à organiser le quatrième – à moins qu’on en soit au cinquième – mariage de tante Prue. Il y avait une troisième possibilité à laquelle je n’avais bien sûr pas songé, et elle me concernait.
— Ent’ ! m’a lancé tante Grace en m’invitant du geste. Donne-lui donc des ’tiquettes bleues, Charity.
Elle s’éventait avec un vieux livret de messe, très certainement l’un de ceux ayant détaillé le déroulement des obsèques d’un des époux de l’une d’elles. Comme aucune de mes grands-tantes n’autorisait personne à les garder après le service, elles en avaient des tonnes stockées dans toute la maison.
— Je te les porterais ben moi-même, mais je dois être prudente depuis mon as’kident. J’ai des Com-plications.
Elle ne parlait plus que de ça depuis la foire. La moitié de la ville était au courant de son évanouissement, mais, à entendre tante Grace le raconter, on aurait pu croire qu’elle avait frôlé le trépas, ce qui allait lui permettre d’exploiter Thelma, tante Prue et tante Charity jusqu’à la fin de ses jours et les obliger à se plier à ses quatre volontés.
— Non et non ! Je t’y répète que la couleur d’Ethan, c’est le rouge. Passe-lui les rouges.
Tante Prue griffonnait comme une démente dans un calepin jaune à l’allure très officielle. Charity m’a tendu une poignée d’étiquettes autocollantes sur lesquelles on avait colorié un point rouge.
— Et main’nant, Ethan, balade-toi dans la pièce et colle une de ces ’tiquettes sous un objet qui te plaît. Allez, active-toi !
Elle m’a contemplé avec une telle impatience que j’ai songé qu’elle serait offensée si je ne lui en collais pas une sur le front.
— Mais de quoi parles-tu, tante Charity ?
Tante Grace a décroché du mur la photo encadrée d’un vioque en uniforme de Confédéré.
— Tiens, ça, c’est le général Robert Charles Tyler, le dernier gradé rebelle qu’a été tué pendant la guerre inter-États. Passe-moi une ’tiquette. Ça vaut des sous.
Bien que paumé, je craignais de demander des explications sur leurs manigances.
— Nous devons partir, ai-je objecté. C’est la Toussaint, vous avez oublié ?
— Pff ! a protesté tante Prue en fronçant les sourcils. Ben sûr que non. C’est même pour ça qu’on met de l’ord’ dans nos affaires.
— Les ’tiquettes, c’est pour ça, a renchéri tante Charity. Tout le monde, il a sa couleur. Jaune pour Thelma, rouge pour toi et bleu pour ton papa.
Elle s’est interrompue, comme si elle avait perdu le fil. Tante Prue, qui n’aimait pas qu’on lui coupe la parole, l’a fusillée du regard.
— Tu colles ces ’tiquettes en bas des choses que tu veux, m’a-t-elle ensuite expliqué. Comme ça, quand on mourra, Thelma saura ek’zactement qui aura quoi.
— C’est la Toussaint qui nous a donné l’idée, a précisé tante Grace avec un sourire de fierté.
— Je ne veux rien, et aucune de vous ne va mourir ! ai-je décrété en laissant tomber les autocollants sur la table.
— Ethan ! On attend Wade le mois prochain. L’est aussi gourmand qu’un r’nard dans un poulailler ! Faut qu’tu choisisses en premier.
Wade était le fils illégitime de mon oncle Landis, encore un membre de la famille qui n’aurait jamais l’honneur de figurer sur l’arbre généalogique des Wate.
Quoi qu’il en soit, il était inutile de discuter avec les Sœurs quand elles étaient dans cet état-là. J’ai donc passé la demi-heure suivante à coller des petites étiquettes rouges sous des chaises dépareillées et des souvenirs de la guerre de Sécession. J’ai quand même réussi à avoir du temps à tuer en attendant que les Sœurs décident quel chapeau porter pour cette Toussaint. Le choix d’un couvre-chef adapté à l’occasion ne s’opérait pas à la légère, et la plupart des dames de Gatlin s’étaient rendues à Charleston pour y faire leurs emplettes, des semaines auparavant. À les voir escalader la colline coiffées de tout et n’importe quoi, des plumes de paon aux roses, un étranger aurait pu croire qu’elles se rendaient à une garden-party plutôt qu’au cimetière.
La maison était une vraie pétaudière. Tante Prue avait sans doute ordonné à Thelma de descendre du grenier tous leurs cartons pleins de vieux vêtements, de plaids et d’albums photo. J’ai feuilleté celui qui était au sommet de la pile. Des clichés anciens étaient scotchés sur les pages jaunies : tante Prue et ses maris, tante Mercy debout devant la maison de Dove Street qu’elle avait habitée autrefois, la mienne, du temps où mon grand-père n’était qu’un enfant. Tournant la dernière page, je suis tombé sur une autre résidence.
Ravenwood Manor.
Mais pas la demeure que je connaissais. Plutôt un Ravenwood digne de figurer dans les registres de la Société historique. Des cyprès encadraient l’allée menant à la véranda d’un blanc immaculé. Le moindre pilier, le moindre volet étaient peints de frais. Aucune trace des plantes grimpantes envahissantes ni des marches branlantes du Ravenwood de Macon. D’une écriture délicate, une main avait inscrit sous la photo :
Ravenwood Manor, 1865
J’étais en train de contempler le Ravenwood d’Abraham.
— Qu’est-ce que t’as trouvé ? a demandé tante Charity en me rejoignant d’un pas traînant.
Elle arborait la capeline la plus vaste et la plus flamant rose qu’il m’ait été donné de voir de toute ma vie. Une espèce de drôle de filet pendouillait à l’avant, un peu comme un voile de mariée, et le galurin était surmonté d’un oiseau complètement irréaliste perché dans un nid rose. Dès qu’elle bougeait un tant soit peu, l’animal battait des ailes comme s’il avait été capable de s’envoler tout seul. Et non, les snobs comme Savannah et l’équipe de cheerleaders ne s’en moqueraient pas. Je me suis efforcé d’ignorer l’improbable échafaudage.
— Un vieil album photo, ai-je répondu. Il était dans ce carton, en haut.
Je le lui ai tendu.
— Porte-moi donc mes lunettes, Prudence Jane !
Des coups sourds ont retenti dans le couloir, et tante Prue s’est encadrée sur le seuil, coiffée d’un couvre-chef aussi grand et aussi perturbant que celui de Charity. Le sien était noir, enveloppé dans des volutes de tulle également noir qui donnait à tante Prue des allures de matriarche de la mafia à l’enterrement de son fils.
— Si tu les gardais autour d’ton cou comme je t’y ai dit…
Soit tante Charity avait coupé son sonotone, soit elle a fait mine de ne pas l’entendre.
— Ar’garde un peu ce qu’a déniché Ethan !
Le volume était toujours ouvert à la même page, et le Ravenwood d’autrefois nous fixait.
— Seigneur Dieu ! L’œuvre de Satan incarnée !
Les Sœurs, à l’instar de la majorité des gens de Gatlin, étaient convaincues qu’Abraham Ravenwood avait conclu un accord avec le diable afin de sauver sa plantation du Grand Incendie orchestré par le général Sherman en 1865, lequel avait réduit en cendres tous les autres domaines le long de la rivière. Si seulement elles avaient su à quel point elles étaient proches de la vérité !
— Et c’est pas la seule vilenie de cet Abraham !
Tante Prue a reculé d’un pas.
— Comment ça ? ai-je demandé.
Si quatre-vingt-dix pour cent de ce que racontaient les Sœurs relevaient du n’importe quoi, les dix pour cent restants méritaient qu’on les écoute. C’étaient elles qui m’avaient révélé l’existence de mon mystérieux ancêtre, Ethan Carter Wate, mort durant la guerre de Sécession. Elles savaient peut-être quelque chose à propos d’Abraham. Malheureusement, tante Prue a secoué la tête.
— Parler de lui apporte r’en de bon.
Dieu soit loué, tante Charity ne résistait jamais à l’occasion de défier son aînée.
— Not’ grand-papa disait que l’Abraham Ravenwood, y fricotait du mauvais côté du bien et du mal. Y tentait le sort. L’était complice du diab’ jusqu’au cou. Sorcellerie, communication avec les esprits malins et tout le toutim.
— Cesse tes sottises, Charity !
— Que’ sottises ? C’est r’en que la vérité vraie.
— Eh ben, je t’interdis de ram’ner la vérité dans c’te maison, s’est emportée Prue, au bord de la panique.
Tante Charity a planté ses yeux dans les miens.
— Mais le diab’ s’est retourné cont’ lui après que l’Abraham, y a ek’zécuté ses ord’, et quand Satan l’en a eu fini avec lui, l’Abraham était même p’us un homme. L’était aut’ chose.
Pour les Sœurs, toute mauvaise action, toute supercherie ou tout crime était l’œuvre de Belzébuth, et ce n’est pas moi qui allais tenter de les persuader du contraire. D’autant que, depuis que je l’avais vu agir, je savais qu’Abraham Ravenwood était plus que malfaisant. Bien que ça n’ait aucun rapport avec le diable.
— Voilà que tu racontes des fables, Charity Lynne ! s’est exclamée tante Prue en assenant un coup de canne sur le fauteuil roulant de sa frangine. Je te conseille d’arrêter avant que le bon Dieu te foudroye direct dans c’te maison, un jour de Toussaint qui p’us est ! Je tiens pas à ce qu’un éclair perdu y me frappe.
— Pa’sque tu crois que ce garçon sait r’en de r’en aux bizarreries qu’agitent Gatlin ?
Tante Grace venait d’apparaître à son tour, sous sa propre version cauchemardesque et mauve d’un chapeau. Quelqu’un, avant ma naissance, avait commis l’erreur de lui dire que la couleur lavande lui seyait et, depuis, presque tout ce qu’elle avait porté avait prouvé le contraire.
— Pas la peine de vouloir r’mettre le lait dans le pot après qu’on l’a renversé, a-t-elle ajouté, sentencieuse.
Tante Prue a abattu sa canne sur le plancher. Comme Amma, quand les Sœurs s’exprimaient de manière énigmatique, c’est qu’elles étaient au courant de quelque chose. Elles ignoraient peut-être que les Enchanteurs se baladaient dans les Tunnels sous leur baraque, mais elles me cachaient un truc.
— Y a des pagailles plus faciles à ranger que d’aut’, a maugréé tante Prue. Pas question que j’me mêle de celle-ci. Et p’is, c’est pas le jour pour déparler des morts.
Sur ce, elle a quitté la pièce en écartant sèchement tante Grace. Cette dernière s’est rapprochée à pas lents. La prenant par le coude, je l’ai conduite jusqu’au canapé. Charity guettait les derniers échos de la canne dans le couloir.
— L’est partie ? a-t-elle demandé. J’ai pas allumé mon sonotone.
— Je crois, oui, a confirmé Grace.
Toutes deux se sont penchées vers moi, l’air d’être sur le point de me confier les codes secrets déclenchant le lancement de missiles nucléaires.
— Si j’te dis que’que chose, a enchaîné tante Charity, tu promets de pas y répéter à ton papa ? Pas’que sinon, on est bonnes pour l’hospice.
Référence à la « maison de retraite pour personnes âgées et assistées » de Summerville, l’équivalent du septième cercle de l’Enfer d’après elles. Tante Grace a marqué son accord d’un vigoureux hochement de tête.
— Quoi donc ? ai-je répondu. Je ne répéterai rien à mon père, vous avez ma parole.
— Prudence Jane se trompe, a chuchoté tante Charity. Abraham Ravenwood, y traîne encore dans le coin, aussi sûr que ch’uis assise devant toi.
J’ai failli lui rétorquer qu’elle et sa sœur déliraient. Deux vieilles dames séniles affirmant l’existence d’un homme – ou de ce que la plupart des gens pensaient être un homme – que personne n’avait vu depuis plus d’un siècle.
— Comment ça, il traîne encore dans le coin ?
— Je l’ai vu de mes prop’ zyeux, l’an dernier. Derrière l’église, en plus ! T’imagines ?
Tante Charity s’est éventée avec son mouchoir comme si pareille audace risquait de la faire défaillir.
— Le mardi, a-t-elle repris au bout d’un moment, on attend Thelma dehors, p’isqu’elle enseigne le catéchis’ là-bas chez les méthodistes. Bref, j’ai laissé Harlon James sortir de mon sac à main pour qu’il peut se dégourdir les pattounes… T’as pas oublié que Prudence Jane m’oblige à le porter, hein ? Sauf que, dès que je le pose par terre, voilà-t’y pas qu’y se sauve derrière l’église.
— Tu sais que ce chien a aucune notion du danger, a soupiré sa sœur.
Tante Charity a jeté un coup d’œil furtif vers la porte avant de continuer :
— Ben, en tout cas, j’ai dû le suiv’. Tu connais Prudence Jane, comment qu’elle est ’tichée de ce cabot. Donc, j’y suis allée, et juste quand je tourne le coin pour appeler Harlon James, qui que je vois ? Lui. Le fantôme d’Abraham Ravenwood. Dans le cimet’ère derrière la maison de Dieu. Ces progressis’ de Charleston ont au moins raison sur un truc.
L’histoire voulait, en effet, que l’Église Ronde de Charleston ait été construite ainsi pour que le diable ne puisse pas se cacher dans ses coins. Je n’ai pas jugé utile de souligner l’évidence, à savoir que le diable n’avait en général aucune difficulté à remonter l’allée centrale d’un temple, du moins pour ce qui concernait certaines de nos congrégations locales.
— Moi zaussi, je l’ai vu, a renchéri tante Grace en baissant la voix. Ch’ais que c’était lui, pa’sque sa photo est sur le mur de la Société historique où que je joue au rami avec les filles. En plein milieu du Cercle des Fondateurs, p’isque les Ravenwood zont été les premiers à Gatlin. Abraham Ravenwood, j’te dis, clair comme le jour !
Charity l’a fait taire. Maintenant que Prue était sortie, c’était elle qui menait la danse.
— C’était ben lui, juré craché. L’était avec le fiston du Silas Ravenwood. Pas Macon, l’aut’, Phinehas.
Le nom m’est revenu, je l’avais aperçu sur l’arbre généalogique des Ravenwood. Hunting Phinehas Ravenwood.
— Il s’agit bien de Hunting ?
— Personne donnait son nom de baptême à ce gamin. On l’appelait Phinehas. Ça vient de la Bible. Tu sais c’que ça veut dire ?
Elle a marqué une pause théâtrale.
— Langue de serpent.
Un instant, j’ai retenu mon souffle.
— Pas de doute, c’était ben un fantôme. Le Seigneur m’en soit témoin, on a décampé de là p’us vite qu’un chat avec la queue en feu. Dieu sait que j’pourrais p’us bouger comme ça, aujourd’hui. Pas avec mes Com-plications…
Les Sœurs étaient dingues, mais leur type de dinguerie prenait ses sources dans une histoire dingue. S’il était impossible de savoir quelle vérité elles vous servaient, il s’agissait néanmoins de la vérité, leur vérité. Or n’importe quelle version de cette histoire était dangereuse. J’avais beau ne pas réussir à comprendre la leur, j’avais au moins appris quelque chose cette année : tôt ou tard, j’allais devoir y arriver.
Lucille a miaulé en griffant la moustiquaire de la porte d’entrée. Elle estimait sans doute en avoir assez entendu. Sous le divan, Harlon James a grogné. Pour la première fois de ma vie, je me suis interrogé sur ce dont ces deux-là avaient pu être témoins depuis le temps qu’ils vivaient dans cette maison de fous.
Certes, tous les chiens n’étaient pas Boo Radley. La plupart n’étaient même que ça – des chiens. Pareil pour les chats. N’empêche, j’ai ouvert la moustiquaire afin de coller une étiquette rouge sur la tête de Lucille.